PETITE HISTOIRE (VRAIE) DES RITES MAÇONNIQUES ÉGYPTIENS


Par
Denis LABOURE

 

De quelle Égypte parlons-nous ?

Contrairement à ce que prétend une littérature facile, les écoles de Mystères n'existaient pas dans l’Égypte pharaonique.
L'hermétisme et les Écoles de Mystères naissent à Alexandrie, dans une cité cosmopolite fondée en Égypte par les Grecs et dont un tiers de la population est d’extraction juive. Ils empruntent aux mythes issus de l’Égypte antique (Osiris, Isis, etc.) qu’ils restituent dans un cadre fortement influencé par la culture grecque. Au cours des deux siècles qui précèdent l’ère chrétienne, des textes circulent, attribués à Hermès -dieu Grec- qui prétendent révéler l'antique sagesse égyptienne. Réunis plus tard sous le nom de Corpus Hermeticum, ils assurèrent la floraison des sciences hermétiques ; la magie, l'alchimie et l'astrologie. L’Égypte qui rédige ces textes hermétiques et à laquelle les rites maçonniques égyptiens font référence n’est donc pas l’Égypte pharaonique, mais un monde égypto-grec. La datation exacte des textes hermétiques ayant été plus tardive que leur traduction, nous ne pouvons reprocher aux occultistes et aux rites maçonniques égyptiens d'avoir suivi les auteurs grecs en considérant que l’Égypte dont ils parlaient était l’Égypte pharaonique.

Mais ce n’est pas à cette Égypte là que font référence les textes hermétiques et les rites maçonniques égyptiens. Comme la Jérusalem céleste dans l’Apocalypse ou La Mecque dans le Coran, toute révélation sacralise la terre où elle advient et fait d’elle le centre symbolique du monde. De même, la révélation hermétique survient au centre d’un univers -symbolique plus que géographique-, incarné par la terre d’Égypte, décrite dans le Corpus Hermeticum comme coeur de la Création, foyer actif de la révélation. Cette terre est d’emblée considérée comme entretenant des relations privilégiées avec le ciel, favorisant ces échanges auxquels la Table d’Émeraude fait allusion : « Ignores-tu donc, Asclépius, que l’Égypte est la copie du ciel, ou, pour mieux dire, le lieu où se transfèrent et se projettent ici-bas toutes les opérations qui gouvernent et mettent en oeuvre les forces célestes ? Bien plus, s’il faut le dire, notre terre est le temple du monde entier. »

 

L'égyptomanie du XVIIIe siècle

L'intérêt pour la tradition égyptienne émerge plus nettement avec l'Académie platonicienne de Florence, fondée en 1450. Traduit pour la première fois du grec en latin en 1471 par Marsile Ficin, le Corpus Hermeticum connaît une brillante diffusion puisque plus de 32 éditions en furent réalisées. Puis on s'intéresse de plus en plus aux hiéroglyphes. L'égyptomanie progresse notamment avec l'oeuvre d'Athanase Kircher (1652), Oedipus Aegyptiacus. L'un des ballets de Rameau s'intitule La naissance d'Osiris (1751). L'abbé Terrasson, helléniste et académicien, édita en 1728 un roman pseudo-initiatique, Sethos ou Vie tirée des monuments et anecdotes de l'ancienne Egypte. Les initiations antiques en terre d’Égypte y étaient rapportées de façon fantaisiste. Deux allemands, von Köppen et von Hymmen, l'imitèrent en publiant Crata Repoa en 1770. L'on répandit dans tous les milieux une gravure due au talent de Lenoir, qui représentait les cérémonies initiatiques au sein de la grande pyramide. Bien d'autres auteurs peuvent être cités, mais ces quelques exemples montrent combien le bain culturel égyptien est fécond à cette époque.
Au XVIIIe siècle, l’antiquité est une composante du discours maçonnique, au même titre que la chevalerie ou le plaisir de l’amitié. En Angleterre même, le pasteur Anderson et le chevalier Ramsay font référence aux Mystères antiques. Au début du XIXe siècle, l’Egypte devient le thème majeur des auteurs de l’Ordre. La campagne d’Egypte est passée par là.
En mai 1798, Napoléon Bonaparte s'embarque avec une force de 38000 hommes, répartie sur 335 navires, et fait voile vers l’Égypte. Il s'empare d'Alexandrie le 1er septembre et défait les mamelouks devant les pyramides. Aussitôt, les nombreux savants qui accompagnent l'expédition militaire se mettent à l'ouvrage. Ils visitent les sites sacrés, prennent force notes et croquis et rassemblent sur l'ancienne Égypte des documents, souvenirs et renseignements de la plus haute importance. Ils copient à la main de nombreux textes hiéroglyphiques. La trouvaille la plus extraordinaire est alors faite à Rosette ; le capitaine Bouchard y trouve une stèle comportant un décret en trois langues : en hiéroglyphes, en égyptien démotique et en grec. Grâce à cette découverte Jean-François Champollion put déchiffrer pour la première fois les textes de l’Égypte pharaonique. Sa première communication sur l’alphabet égyptien eut lieu le 17 décembre 1822.
Mais la campagne d’Égypte eut une autre conséquence. L'enthousiasme général pour l’Égypte amena de nombreuses loges maçonniques du continent à modifier le cadre mondain dans lequel les maçons anglais organisaient rituels et travaux de table. La maçonnerie introduite par les britanniques, qui se réunissait non dans des temples mais dans des restaurants, se bornait à réciter les rituels par coeur en les ouvrant et les fermant par des cantiques. D'importants travaux de bouche suivaient. La campagne d’Égypte favorisa un mouvement déjà présent sur le continent, dont l’ambition était la pratique de rites efficaces, par des initiés assemblés dans un local rappelant les temples antiques. L'initié y était considéré comme une pierre vivante, dont la taille s’effectuait au fil des travaux dans une ambiance d'étude et d'affection mutuelle. « La Haute Maçonnerie égyptienne » de Cagliostro pour le courant hermétique et « l’Ordre des élus-cohen » de Martinès de Pasqually pour la gnose judéo-chrétienne témoignent de cet effort. Si aucune de ces deux réalisations ne survécut à son fondateur, la qualité de leur postérité devait s’avérer impressionnante.

 

Du divin Osiris à Maître Hiram

Voici comment Franz Cumont, historien étranger à la franc-maçonnerie, résume la résurrection d'Osiris. « Dès l'époque de la XIIe dynastie, on célébrait à Abydos et ailleurs une représentation sacrée, analogue aux mystères du moyen âge, qui reproduisait les péripéties de la passion et de la résurrection d'Osiris. Nous en avons conservé le rituel : le dieu, sortant du temple tombait sous les coups de Seth. On simulait autour de son corps les lamentations funèbres, on l'ensevelissait selon les rites ; puis Seth était vaincu par Horus, et Osiris, à qui la vie était rendue, rentrait dans son temple après avoir triomphé de la mort. C'était le même mythe, qui, chaque année, au commencement de novembre, était présenté à Rome presque dans les mêmes formes. Isis, accablée de douleur, cherchait, au milieu des plaintes désolées des prêtres et des fidèles, le corps divin d'Osiris, dont les membres avaient été dispersés par Typhon. Puis, le cadavre retrouvé, reconstitué, ranimé, c'était une longue explosion de joie, une jubilation exubérante dont retentissaient les temples et les rues, au point d'importuner les passants. » La similitude entre ces scènes et le mythe d'Hiram, assassiné, puis ressuscité et relevé par les surveillants, est frappant pour tous les Enfants de la Veuve - Isis ? - introduits au troisième degré . La superposition est d'autant plus intéressante que la Bible ne dit rien de la mésaventure d'Hiram. L'antique mythe égyptien s'est habillé de personnages bibliques, mais le thème de l'histoire est identique. Et ce, au point que certains Rites maçonniques égyptiens, comme ceux publiés dans Crata Repoa en 1770 ou ceux du Souverain Grand Sanctuaire Adriatique actuel, ont restauré le mythe d'Osiris en lieu et place de celui d'Hiram dans leurs travaux du troisième degré.
Il est illusoire de penser qu’une filiation historique ininterrompue aurait permis aux secrets des Mystères antiques de parvenir jusqu'aux loges maçonniques. Mais ils ne sont pas tombés du ciel et il est probable qu'ils y sont parvenus par des lignées de mages et d'alchimistes qui oeuvrèrent dans le silence de leur oratoire, avec ou sans patente ! Au XVIIIe siècle, les loges leur servirent de support d’enseignement ou de vivier dans lequel ils recrutèrent. Des hommes comme Cagliostro intégrèrent dans les rites maçonniques qu’ils créèrent les pratiques apprises dans des cénacles plus fermés . La correspondance entre les symboles et cérémonies maçonniques et leurs équivalents des Mystères antiques est l'oeuvre délibérée des compilateurs des rituels, à qui étaient accessibles les ouvrages de Plutarque, d'Apulée, de Jamblique, de Proclus, de Plotin, etc., ainsi que tous les livres publiés avant 1700 sur les mystères de l'antiquité.

 

Aux origines des Rites maçonniques égyptiens

Lorsque furent rédigés ces rituels, il y avait plus d'un siècle que le courant rosicrucien avait revendiqué la continuité égyptienne. Ainsi, en 1617, Michael Maier écrit dans son Silentium post clamores ; « les rose-croix sont les successeurs des collèges des Brahmanes Indous, des Égyptiens, des Eumolpides d'Eleusis, des Mystères de Samotrace, des Mages de Perse, des Gymnosophites d’Éthiopie, des Pythagoriciens et des Arabes ».
Mais rapprochons-nous de la franc-maçonnerie par les premières manifestations à succès, car il y eut de fort nombreuses manifestations éphémères, surtout dans les milieux aristocratiques, et d'autres qui échouèrent après quelques années glorieuses. Le premier repère historique vérifiable semble être le prince Raimondo di Sangro di San Severo (1710-1771), Grand-Maître de la franc-maçonnerie napolitaine vers 1750 et très ferré en alchimie. C'est aussi sous la grande maîtrise de ce prince que le baron Tschoudy (1724-1769) instaura son rite hermétique nommé " Étoile Flamboyante ". Son catéchisme destiné aux apprentis, compagnons et profès était en fait une description du Grand Oeuvre avec en parallèle l'explication alchimique des principaux symboles maçonniques. On retrouve une trace de ce rite dans le « Système philosophique des anciens Mages égyptiens revoilé par les prêtres hébreux sous l'emblème maçonnique » qui était organisé en sept degrés. Ce système avait pour chef à vie Charles Geille, né en 1753, qui était Grand Maître du Temple du Soleil de la Société des Philosophes Inconnus, société à but essentiellement alchimique. Citons la loge « Les Philadelphes » créée par le Vicomte François-Anne de Chefdebien d'Armisson et ses fils, dont cinq étaient chevaliers et officiers de l'Ordre de Malte. Cette loge, créée en 1779, fut suivie de peu par le « Rite des Architectes Africains » (comprenez, « Égyptiens ») créé en 1767 par un officier de l'armée prussienne, Friedrich von Köppen, et co-auteur avec von Hymmen de Crata Repoa (1770). Ce livre prétendait décrire l’initiation antique qui se donnait dans la grande pyramide en sept degrés (Pastophore ; Nécophore ; Mélanophore ; Christophore ; etc.). Deux Français, Bailleul et Desétangs, devaient en diffuser une version française en 1821 .

 

De Cagliostro au Rite de Memphis

Quelques années plus tard, en 1784, Joseph Balsamo (1743-1795), alias Cagliostro, crée à Lyon le « Rite de la Haute Maçonnerie Égyptienne » qui ne lui survécut pas. Historiquement, rien n’est certain sur les origines premières du rite mis en place par son créateur après un séjour à Malte puis à Naples. Le hiérophante ou « Grand Cophte » , son titre en Maçonnerie Égyptienne, affiche son objectif ; la construction d'un corps de lumière, un corps glorieux. Dans les quarantaines spirituelles, il précise : « Chacun recevra en propre le Pentagone (Étoile Flamboyante), c'est-à-dire cette feuille vierge sur laquelle les Anges primitifs ont imprimé leurs chiffres et leurs sceaux, et muni de laquelle il se verra devenu Maître et chef d'exercice ; sans le secours d'aucun mortel, son esprit est empli d'un feu divin, son corps se fait aussi pur que celui de l'enfant le plus innocent, sa pénétration est sans limites, son pouvoir immense, et il n'aspire à plus rien d'autre qu'au repos pour atteindre l'immortalité et pouvoir dire lui-même : Ego sum qui sum. » Cette immortalité étant acquise pendant la vie physique, Cagliostro décrit ici une étape de l'alchimie interne.
D'autres rites se prétendront égyptiens. Au XVIIIe siècle, des grades en tous genres sont produits en France. A la suite des tentatives régulièrement entreprises pour les ordonner en systèmes plus ou moins cohérents, trois pôles se détachent des autres. Ce sont le Chapîire Général de France, le Suprême Conseil du Rite Ecossais Ancien et Accepté et le Rite de Misraïm. Son existence est attestée à Venise en 1801. Misraïm signifie en hébreu « Égypte ». Né en Italie, mais dans l’armée française, ce rite est un splendide produit de la Maçonnerie impériale. Il n'est égyptien que de nom et il est bâti sur une structure kabbalistique. Il présente l'intérêt d'avoir servi de véhicule aux Arcana Arcanorum, d’origine italienne et lointain écho d'une pratique issue des Mystères antiques. Développé et restructuré selon une impressionnante échelle de grades, il fut propagé en France à partir de 1814 par Marc Bédarride, né en 1776 à Cavaillon dans le Comtat Venaissin. Dissous le 18 Janvier 1823 par le tribunal correctionnel, probablement en raison des sympathies napoléoniennes des frères Bédarride, demi-soldes de l’armée impériale, il ouvre quelques loges à partir de 1831, à l’avènement de Louis-Philippe. Pour saisir les raisons des persécutions dont il est l’objet, il faut se souvenir que, sous la Restauration, la franc-maçonnerie était une institution mondaine. En refusant l’intégration au très officiel Grand Orient de France, le rite de Misraïm avait attiré les opposants et mis en échec la politique de son Grand Maître, le maréchal Magnan. La loge-mère « Arc-en-ciel », seule à pratiquer le rite depuis 1856, se met en sommeil fin 1899 .
Si le Rite de Misraïm est le dernier fleuron maçonnique du XVIIIe siècle, le Rite de Memphis est le premier grand système qui porte la marque du XIXe. Il naît peu avant 1838 d'une synthèse effectuée par Jean Étienne Marconis de Nègre (1795-1868) entre le Rite de Misraïm, le Rite Écossais Ancien et Accepté et d'anciens rites d'inspiration ésotérique ou orientale (Rite Primitif, Rite Écossais Philosophique, Parfaits Initiés d’Égypte) avec une tonalité plus égyptienne que le Rite de Misraïm. Le 25 Février 1841, la préfecture de police ordonne la fermeture des loges du Rite, sous le motif qu’elles affichent des sympathies républicaines. Les travaux sont repris en 1848. Le 21 Décembre 1851, suite au coup d’état de Louis-Napoléon, l’Ordre est à nouveau interdit. En 1862, le Rite de Memphis s’unit au Grand Orient qui l’admet dans son Grand Collège des Rites. A cette occasion, Marconis abdique de sa charge de Grand Hiérophante.

 

Les survivances

Venons-en aux courants maçonniques égyptiens parvenus jusqu'à nous en gardant à l’esprit que rien n’est simple. Une loge créée ex nihilo sans filiation administrativement acceptable peut produire un excellent travail. Une loge disposant d'une filiation irréprochable peut dévier au point de n'être plus qu'un club de service à vocabulaire initiatique. Parmi les loges d’une même obédience, le meilleur et le pire peuvent se cotoyer. A l'instar du nouveau riche, une petite obédience qui grandit peut épuiser son énergie à mendier la reconnaissance des obédiences installées. Elle sera plus connue que tel cénacle sérieux, mais discret, réunissant des frères et soeurs de haute valeur initiatique.
Dans les lignes qui suivent, je citerai trois survivances pour leur importance initiatique ou quantitative. Elles ne préjugent en rien de la valeur d'autres filiations que je n'aurais pas évoquées, parfois plus directes que celles citées plus loin. Il existe par exemple au sein du Grand Orient de France un Conservateur du Rite de Memphis. La patente en sa possession a pour origine l’admission du Rite de Memphis dans le Grand Collège des Rites en 1862, mais n’a pas conduit à la création de loges.

 

Via Reginald Gambier Mac Bean

Cette filiation du Rite de Memphis passe par l’Égypte, ce qui, pour un rite de ce nom, est la moindre des choses. En 1856, Marconis avait constitué un Suprême Conseil du Rite de Memphis en Égypte, à Alexandrie, sous le nom de Grand Orient d’Égypte. Le marquis Joseph de Beauregard en était le Grand-Maître. La charte accordée donnait tous pouvoirs pour établir un Souverain Sanctuaire, ce qui fut fait en 1867. Le Grand-Maître en était le prince Halim Pascia, fils de Mohammed Ali.
Le Grand Orient d’Égypte délivra le 15 Novembre 1876 à Salvatore Sottile une charte constitutive d'un Souverain Conseil Général administratif de l'Ordre de Memphis pour l'Italie et la vallée de Palerme. Le 15 Juin 1890, Salvatore Sottile réveilla le Rite à Palerme et devint Grand Maître du Grand Sanctuaire pour l'Italie. Lui succédèrent Salvatore Mortorana (26/3/1900), Paolo Figla (21 Novembre 1901), Benedetto Trigona (1903) et Reginald Gambier Mac Bean (1921). Après la mise en sommeil du Rite en 1906, trois Grands Patriarches le réveillèrent en 1921 ; Giuseppe Sullirao, Giovani Sottile et Reginald Gambier Mac Bean qui devient Grand Maître pour l'Italie.

Le Souverain Grand Sanctuaire Adriatique

Marco Edigio Allegri avait reçu le 23 Novembre 1923 une patente de Reginald Gambier Mac Bean par laquelle il devenait Grand Conservateur à vie du Rite de Memphis de Palerme. En 1925, il avait été promu Suprême Grand Conservateur à vie du Rite de Misraïm de Venise . En cette même année 1925, le Rite de Memphis fut mis en sommeil à cause de la situation politique italienne qui faisait craindre une persécution de ses membres par le fascisme. Le 16 Mai 1945 à Venise, Marco Edigio Allegri fonda le Souverain Grand Sanctuaire Adriatique des Rites de Misraïm et Memphis, sans fusion des deux Rites. A sa mort en Juin 1946, le comte Ottavio Ulderico Zasio, Gastone Ventura (16 Janvier 1966) et Sebastiano Carraciolo (28 Juillet 1982) lui succédèrent. Comme Cagliostro dans sa « haute maçonnerie égyptienne », comme le Rite de Misraïm en France au XIXe siècle, cette obédience réunit essentiellement des maçons issus d’autres obédiences pour effectuer un travail opératif dans des degrés élevés. Respectant l’esprit des Rites Egyptiens, elle ne se préoccupe guère de créer des loges « bleues » qui recruteraient des profanes pour en faire des apprentis, des compagnons, puis des maîtres. En France par exemple, elle s’en tient à quatre loges « bleues » réparties sur le territoire. Lorsqu’elles recrutent, elles acceptent des profanes qui souhaitent travailler les aspects opératifs (alchimie, théurgie, astrologie) de l'Ordre. Pour une grande part, ses membres sont responsables d'autres organisations ou s’occupent des publications (revues, éditions) érudites dans le domaine de l’initiation.

Le Rite Egyptien des théosophes

Reginald Gambier MacBean connaissait bien Annie Besant, présidente de la Société Théosophique. En 1913, il était à Stockholm, présent au Congrès Théosophique qu'elle présidait. Plus tard, il confia à un groupe de maçons, dont Charles Webster Leadbeater et James Ingall Wedgwood une charte pour le rite de Memphis au sein de la co-masonry, fédération britannique du Droit Humain. Des femmes - Annie Besant et Annie Rusek par exemple - étaient « membres secrets » de ce groupe qui reçut la charte. Leur nom ne fut pas mentionné, car on craignait que la mixité ne déplut aux donateurs. Cette charte fut conservée jusqu'à la guerre, époque à laquelle sa trace fut perdue. Le Souverain Grand Commandeur T. W. Shepherd, qui avait reçu ses grades de Leadbeater lui-même, précisa à notre informateur qu'elle fut retrouvée dans une vieille boîte en bois à Camberley, dans le Surrey. Elle fut alors renvoyée à Adyar (Madras, Inde), quartier général de la Société Théosophique, dans l'ignorance du Droit Humain. La co-masonry eut comme Grand Maître Annie Besant et Jinaradasa, tous deux présidents de la Société Théosophique. Le rôle qu'exercèrent Charles Webster Leadbeater et Annie Besant explique le caractère particulier, hermétiste et théosophique, des loges anglo-saxonnes du Droit Humain. Le Rite dit « de Sydney », réécriture du Rite Emulation à la lumière des enseignements théosophiques, est le plus employé au sein de la co-masonry. Mais quelques loges de Rite Égyptien subsistent en milieu théosophique, dont une à Sydney, ville où résida Charles Webster Leadbeater .

Via John Yarker

En 1862, après abdication de sa charge de Grand Hiérophante mondial, Marconis octroie une charte du Rite de Memphis, sans donc avoir pouvoir de le faire, pour la constitution d’un Souverain Sanctuaire aux Etats-Unis. Le 4 Juin 1872, John Yarker reçoit des Etats-Unis une charte pour la constitution d’un Souverain Sanctuaire pour l’Angleterre et l’Irlande. En 1902, à la suite de divers conflits au sein du Grand Orient d’Égypte, le Grand Hiérophante du Rite de Memphis, Francesco degli Oddi démissionna de ses fonctions. John Yarker, ancien vice Grand Hiérophante pour l'Europe, se considéra de facto comme le nouveau Grand Hiérophante mondial de Memphis et Misraïm. Cette nomination ne fut pas entérinée par l’Égypte et en 1903, Francesco degli Oddi transmit ses titres de Grand Maître du Grand Orient d’Égypte et Grand Hiérophante du Rite de Memphis au frère Idris Bey Ragheb.
Ce même Yarker institue l’Antient and Primitive Rite, fusion des rites de Memphis et Misraïm sous la forme d’un Rite en 97 grades, en grande partie calqué sur les 33 premiers grades du Rite Ecossais Ancien et Accepté. Mais quelle autorité avait délivré une charte du Rite de Misraïm à Yarker ?

La Grande Loge française de Memphis-Misraïm

Theodor Reuss, Grand Maître du Souverain Sanctuaire d'Allemagne par une charte reçue le 24 Septembre 1902 de John Yarker, dirigeait également l'O.T.O. (Ordo Templi Orientis) et diverses petites sociétés paramaçonniques. Sans avoir l'autorité pour le faire -il n'était pas Grand Maître Général-, il accorda en date du 24 Juin 1908 à Berlin la constitution à Paris d'un Suprême Grand Conseil et Grand Orient du Rite Ancien et Primitif. Pourtant, John Yarker, chef mondial du Rite, était seul habilité à créer de nouveaux Souverains Sanctuaires, si l'on ferme les yeux sur les origines illicites de sa filiation du Rite de Memphis, sur son auto-nomination comme Grand Hiérophante de ce Rite et sur l’absence de patente du Rite de Misraïm. Outre la triple illégitimité de son origine, ce Suprême Grand Conseil français se trouvait dans une position ambiguë. Il n'avait pas rang de Souverain Grand Sanctuaire (nom donné aux Grands Loges dans le Rite Ancien et Primitif) et ne pouvait donc pas fonder de nouvelles loges. Le texte de la patente berlinoise, perdue, est connu par le compte rendu du convent de Juin 1908. Il ne prévoyait pas la possibilité de créer des organismes subordonnés (loges, chapitres, etc.).
John Yarker fut le dernier Grand Hiérophante mondial de cette lignée. Après sa mort, le 20 Mars 1913, le Souverain Grand Sanctuaire (Theodor Reuss, Aleister Crowley, Henry Quilliam, Leon Engers-Kennedy) se réunit à Londres le 30 Juin 1913. A l’unanimité, le frère Henry Meyer, habitant 25 Longton Grove, Sydenham, S.E., County de Kent, fut nommé Souverain Grand Maître Général. Theodor Reuss, Souverain Grand Maître Général ad Vitam pour l’Empire Germanique et Grand Inspecteur Général, participait à cette réunion. Les minutes de la convocation précisent que Aleister Crowley proposa la nomination de Henry Meyer aux fonctions de Grand Maître Général, appuyée par Theodor Reuss qui l’approuva et la signa. Néanmoins, le 10 Septembre 1919, se considérant comme Souverain Grand Maître Général mondial, il délivra à Jean Bricaud une charte pour la reconstitution en France d'un « Souverain Sanctuaire de Memphis-Misraïm ».
De 1936 à 1939, ce Rite connut une période prospère, pendant laquelle Constant Chevillon ouvrit de nombreuses loges en France et à l'étranger. Pendant la guerre, la franc-maçonnerie et les autres sociétés initiatiques furent interdites. Cependant Robert Ambelain, reçu apprenti en 1939 dans une loge parisienne de Memphis-Misraïm, Jérusalem des Vallées égyptiennes, par Chevillon et Nauwelaers, réussit à rouvrir clandestinement en 1942, à son domicile, une loge maçonnique, Alexandrie d’Égypte.
Chevillon ayant été assassiné en mars 1944 par des miliciens, Henri-Charles Dupont prit légitimement la direction de l'Ordre à la Libération. Après quelques vicissitudes, Henri Dupont mourut le 1er Octobre 1960, laissant à Robert Ambelain sa succession maçonnique. Le 22 Juin 1963, le nouveau Souverain Grand Maître général rétablit le Rite de Memphis-Misraïm, réussissant au fil des ans à mettre sur pied une dizaine de loges au travail remarquable. Dans la nuit du 31 Décembre 1984 au 1er Janvier 1985, Robert Ambelain transmit sa charge de Grand Maître à vie à Gérard Kloppel. Le souhait de trouver place parmi les grandes obédiences conduisit à d’indispensables compromis, à la multiplication des loges « bleues » et à une banalisation des travaux. Les membres qui avaient connu l’époque « Ambelain » furent nombreux à se retirer et des loges entières rejoignirent la dissidence qu’il avait initiée. Aujourd'hui, la Grande Loge Française du Rite Ancien et Primitif de Memphis-Misraïm est encore composée d’une dizaine de loges effectives.

 

 

 

Bibliographie

BAYARD, Jean-Pierre, La spiritualité de la Franc-Maçonnerie, Dangles, Paris, 1982.

BONARDEL, Françoise, L’hermétisme, Presses Universitaires de France, Paris, 1985.

CAILLET, Serge, Arcanes et rituels de la maçonnerie égyptienne, Guy Trédaniel, Paris, 1994.

GALTIER, Gérard, Maçonnerie Égyptienne, Rose-Croix et Néo-Chevalerie, Le Rocher, Paris, 1989.

GIUDICELLI DE CRESSAC BACHELERIE, Jean-Pierre, Franc-Maçonnerie et égyptologie, in Actualité de l'histoire mystérieuse.

GOBLET D'ALVIELLA, Eugène-Félicien-Albert, Des origines du grande de maître dans la franc-maçonnerie, Guy Trédaniel, Paris, 1983.

MALLINGER, Jean, Les origines égyptiennes des usages et symboles maçonniques, F. Planquart, Lille, 1978.

MALLINGER, Jean, Les rites « égyptiens » de la Maçonnerie, in Inconnues Volume n°12, Lausanne, 1956.

THE EQUINOX, Volume III, n°10, article In Memoriam, John Yarker.

THE KNEPH, journal du Rite Ancien et Primitif, édité par John Yarker à partir de 1885.

TILLETT, Gregory, The elder brother, Routledge and Kegan, London, 1982.

VENTURA, Gastone, Les Rites maçonniques de Misraïm et Memphis, Maisonneuve et Larose, Paris, 1986.

Remerciements

Je remercie particulièrement J.F. et F.M, qui m’ont permis d’accéder aux documents concernant la nomination d’Henry Meyer et les survivances du Rite Egyptien dans la Co-masonry, via les membres de la Société Théosophique. Ces informations semblent aujourd’hui publiées pour la première fois en langue française. Je remercie également G.S et P.M pour la relecture critique de ce texte et leurs suggestions.