Denis LABOURE
De quelle Égypte parlons-nous ?Contrairement à
ce que prétend une littérature facile, les écoles
de Mystères n'existaient pas dans lÉgypte
pharaonique. Mais ce nest pas à cette Égypte là que font référence les textes hermétiques et les rites maçonniques égyptiens. Comme la Jérusalem céleste dans lApocalypse ou La Mecque dans le Coran, toute révélation sacralise la terre où elle advient et fait delle le centre symbolique du monde. De même, la révélation hermétique survient au centre dun univers -symbolique plus que géographique-, incarné par la terre dÉgypte, décrite dans le Corpus Hermeticum comme coeur de la Création, foyer actif de la révélation. Cette terre est demblée considérée comme entretenant des relations privilégiées avec le ciel, favorisant ces échanges auxquels la Table dÉmeraude fait allusion : « Ignores-tu donc, Asclépius, que lÉgypte est la copie du ciel, ou, pour mieux dire, le lieu où se transfèrent et se projettent ici-bas toutes les opérations qui gouvernent et mettent en oeuvre les forces célestes ? Bien plus, sil faut le dire, notre terre est le temple du monde entier. »
L'égyptomanie du XVIIIe siècleL'intérêt
pour la tradition égyptienne émerge plus nettement
avec l'Académie platonicienne de Florence, fondée
en 1450. Traduit pour la première fois du grec en latin
en 1471 par Marsile Ficin, le Corpus Hermeticum connaît
une brillante diffusion puisque plus de 32 éditions en
furent réalisées. Puis on s'intéresse de
plus en plus aux hiéroglyphes. L'égyptomanie progresse
notamment avec l'oeuvre d'Athanase Kircher (1652), Oedipus Aegyptiacus.
L'un des ballets de Rameau s'intitule La naissance d'Osiris (1751).
L'abbé Terrasson, helléniste et académicien,
édita en 1728 un roman pseudo-initiatique, Sethos ou Vie
tirée des monuments et anecdotes de l'ancienne Egypte.
Les initiations antiques en terre dÉgypte y étaient
rapportées de façon fantaisiste. Deux allemands,
von Köppen et von Hymmen, l'imitèrent en publiant
Crata Repoa en 1770. L'on répandit dans tous les milieux
une gravure due au talent de Lenoir, qui représentait
les cérémonies initiatiques au sein de la grande
pyramide. Bien d'autres auteurs peuvent être cités,
mais ces quelques exemples montrent combien le bain culturel
égyptien est fécond à cette époque.
Du divin Osiris à Maître HiramVoici comment Franz Cumont,
historien étranger à la franc-maçonnerie,
résume la résurrection d'Osiris. « Dès
l'époque de la XIIe dynastie, on célébrait
à Abydos et ailleurs une représentation sacrée,
analogue aux mystères du moyen âge, qui reproduisait
les péripéties de la passion et de la résurrection
d'Osiris. Nous en avons conservé le rituel : le dieu,
sortant du temple tombait sous les coups de Seth. On simulait
autour de son corps les lamentations funèbres, on l'ensevelissait
selon les rites ; puis Seth était vaincu par Horus, et
Osiris, à qui la vie était rendue, rentrait dans
son temple après avoir triomphé de la mort. C'était
le même mythe, qui, chaque année, au commencement
de novembre, était présenté à Rome
presque dans les mêmes formes. Isis, accablée de
douleur, cherchait, au milieu des plaintes désolées
des prêtres et des fidèles, le corps divin d'Osiris,
dont les membres avaient été dispersés par
Typhon. Puis, le cadavre retrouvé, reconstitué,
ranimé, c'était une longue explosion de joie, une
jubilation exubérante dont retentissaient les temples
et les rues, au point d'importuner les passants. » La similitude
entre ces scènes et le mythe d'Hiram, assassiné,
puis ressuscité et relevé par les surveillants,
est frappant pour tous les Enfants de la Veuve - Isis ? - introduits
au troisième degré . La superposition est d'autant
plus intéressante que la Bible ne dit rien de la mésaventure
d'Hiram. L'antique mythe égyptien s'est habillé
de personnages bibliques, mais le thème de l'histoire
est identique. Et ce, au point que certains Rites maçonniques
égyptiens, comme ceux publiés dans Crata Repoa
en 1770 ou ceux du Souverain Grand Sanctuaire Adriatique actuel,
ont restauré le mythe d'Osiris en lieu et place de celui
d'Hiram dans leurs travaux du troisième degré.
Aux origines des Rites maçonniques égyptiensLorsque furent rédigés
ces rituels, il y avait plus d'un siècle que le courant
rosicrucien avait revendiqué la continuité égyptienne.
Ainsi, en 1617, Michael Maier écrit dans son Silentium
post clamores ; « les rose-croix sont les successeurs des
collèges des Brahmanes Indous, des Égyptiens, des
Eumolpides d'Eleusis, des Mystères de Samotrace, des Mages
de Perse, des Gymnosophites dÉthiopie, des Pythagoriciens
et des Arabes ».
De Cagliostro au Rite de MemphisQuelques années
plus tard, en 1784, Joseph Balsamo (1743-1795), alias Cagliostro,
crée à Lyon le « Rite de la Haute Maçonnerie
Égyptienne » qui ne lui survécut pas. Historiquement,
rien nest certain sur les origines premières du
rite mis en place par son créateur après un séjour
à Malte puis à Naples. Le hiérophante ou
« Grand Cophte » , son titre en Maçonnerie
Égyptienne, affiche son objectif ; la construction d'un
corps de lumière, un corps glorieux. Dans les quarantaines
spirituelles, il précise : « Chacun recevra en propre
le Pentagone (Étoile Flamboyante), c'est-à-dire
cette feuille vierge sur laquelle les Anges primitifs ont imprimé
leurs chiffres et leurs sceaux, et muni de laquelle il se verra
devenu Maître et chef d'exercice ; sans le secours d'aucun
mortel, son esprit est empli d'un feu divin, son corps se fait
aussi pur que celui de l'enfant le plus innocent, sa pénétration
est sans limites, son pouvoir immense, et il n'aspire à
plus rien d'autre qu'au repos pour atteindre l'immortalité
et pouvoir dire lui-même : Ego sum qui sum. » Cette
immortalité étant acquise pendant la vie physique,
Cagliostro décrit ici une étape de l'alchimie interne.
Les survivancesVenons-en aux courants
maçonniques égyptiens parvenus jusqu'à nous
en gardant à lesprit que rien nest simple.
Une loge créée ex nihilo sans filiation administrativement
acceptable peut produire un excellent travail. Une loge disposant
d'une filiation irréprochable peut dévier au point
de n'être plus qu'un club de service à vocabulaire
initiatique. Parmi les loges dune même obédience,
le meilleur et le pire peuvent se cotoyer. A l'instar du nouveau
riche, une petite obédience qui grandit peut épuiser
son énergie à mendier la reconnaissance des obédiences
installées. Elle sera plus connue que tel cénacle
sérieux, mais discret, réunissant des frères
et soeurs de haute valeur initiatique.
Via Reginald Gambier Mac BeanCette filiation du Rite
de Memphis passe par lÉgypte, ce qui, pour un rite
de ce nom, est la moindre des choses. En 1856, Marconis avait
constitué un Suprême Conseil du Rite de Memphis
en Égypte, à Alexandrie, sous le nom de Grand Orient
dÉgypte. Le marquis Joseph de Beauregard en était
le Grand-Maître. La charte accordée donnait tous
pouvoirs pour établir un Souverain Sanctuaire, ce qui
fut fait en 1867. Le Grand-Maître en était le prince
Halim Pascia, fils de Mohammed Ali. Le Souverain Grand Sanctuaire AdriatiqueMarco Edigio Allegri avait reçu le 23 Novembre 1923 une patente de Reginald Gambier Mac Bean par laquelle il devenait Grand Conservateur à vie du Rite de Memphis de Palerme. En 1925, il avait été promu Suprême Grand Conservateur à vie du Rite de Misraïm de Venise . En cette même année 1925, le Rite de Memphis fut mis en sommeil à cause de la situation politique italienne qui faisait craindre une persécution de ses membres par le fascisme. Le 16 Mai 1945 à Venise, Marco Edigio Allegri fonda le Souverain Grand Sanctuaire Adriatique des Rites de Misraïm et Memphis, sans fusion des deux Rites. A sa mort en Juin 1946, le comte Ottavio Ulderico Zasio, Gastone Ventura (16 Janvier 1966) et Sebastiano Carraciolo (28 Juillet 1982) lui succédèrent. Comme Cagliostro dans sa « haute maçonnerie égyptienne », comme le Rite de Misraïm en France au XIXe siècle, cette obédience réunit essentiellement des maçons issus dautres obédiences pour effectuer un travail opératif dans des degrés élevés. Respectant lesprit des Rites Egyptiens, elle ne se préoccupe guère de créer des loges « bleues » qui recruteraient des profanes pour en faire des apprentis, des compagnons, puis des maîtres. En France par exemple, elle sen tient à quatre loges « bleues » réparties sur le territoire. Lorsquelles recrutent, elles acceptent des profanes qui souhaitent travailler les aspects opératifs (alchimie, théurgie, astrologie) de l'Ordre. Pour une grande part, ses membres sont responsables d'autres organisations ou soccupent des publications (revues, éditions) érudites dans le domaine de linitiation. Le Rite Egyptien des théosophesReginald Gambier MacBean connaissait bien Annie Besant, présidente de la Société Théosophique. En 1913, il était à Stockholm, présent au Congrès Théosophique qu'elle présidait. Plus tard, il confia à un groupe de maçons, dont Charles Webster Leadbeater et James Ingall Wedgwood une charte pour le rite de Memphis au sein de la co-masonry, fédération britannique du Droit Humain. Des femmes - Annie Besant et Annie Rusek par exemple - étaient « membres secrets » de ce groupe qui reçut la charte. Leur nom ne fut pas mentionné, car on craignait que la mixité ne déplut aux donateurs. Cette charte fut conservée jusqu'à la guerre, époque à laquelle sa trace fut perdue. Le Souverain Grand Commandeur T. W. Shepherd, qui avait reçu ses grades de Leadbeater lui-même, précisa à notre informateur qu'elle fut retrouvée dans une vieille boîte en bois à Camberley, dans le Surrey. Elle fut alors renvoyée à Adyar (Madras, Inde), quartier général de la Société Théosophique, dans l'ignorance du Droit Humain. La co-masonry eut comme Grand Maître Annie Besant et Jinaradasa, tous deux présidents de la Société Théosophique. Le rôle qu'exercèrent Charles Webster Leadbeater et Annie Besant explique le caractère particulier, hermétiste et théosophique, des loges anglo-saxonnes du Droit Humain. Le Rite dit « de Sydney », réécriture du Rite Emulation à la lumière des enseignements théosophiques, est le plus employé au sein de la co-masonry. Mais quelques loges de Rite Égyptien subsistent en milieu théosophique, dont une à Sydney, ville où résida Charles Webster Leadbeater . Via John YarkerEn 1862, après
abdication de sa charge de Grand Hiérophante mondial,
Marconis octroie une charte du Rite de Memphis, sans donc avoir
pouvoir de le faire, pour la constitution dun Souverain
Sanctuaire aux Etats-Unis. Le 4 Juin 1872, John Yarker reçoit
des Etats-Unis une charte pour la constitution dun Souverain
Sanctuaire pour lAngleterre et lIrlande. En 1902,
à la suite de divers conflits au sein du Grand Orient
dÉgypte, le Grand Hiérophante du Rite de
Memphis, Francesco degli Oddi démissionna de ses fonctions.
John Yarker, ancien vice Grand Hiérophante pour l'Europe,
se considéra de facto comme le nouveau Grand Hiérophante
mondial de Memphis et Misraïm. Cette nomination ne fut pas
entérinée par lÉgypte et en 1903,
Francesco degli Oddi transmit ses titres de Grand Maître
du Grand Orient dÉgypte et Grand Hiérophante
du Rite de Memphis au frère Idris Bey Ragheb. La Grande Loge française de Memphis-MisraïmTheodor Reuss, Grand Maître
du Souverain Sanctuaire d'Allemagne par une charte reçue
le 24 Septembre 1902 de John Yarker, dirigeait également
l'O.T.O. (Ordo Templi Orientis) et diverses petites sociétés
paramaçonniques. Sans avoir l'autorité pour le
faire -il n'était pas Grand Maître Général-,
il accorda en date du 24 Juin 1908 à Berlin la constitution
à Paris d'un Suprême Grand Conseil et Grand Orient
du Rite Ancien et Primitif. Pourtant, John Yarker, chef mondial
du Rite, était seul habilité à créer
de nouveaux Souverains Sanctuaires, si l'on ferme les yeux sur
les origines illicites de sa filiation du Rite de Memphis, sur
son auto-nomination comme Grand Hiérophante de ce Rite
et sur labsence de patente du Rite de Misraïm. Outre
la triple illégitimité de son origine, ce Suprême
Grand Conseil français se trouvait dans une position ambiguë.
Il n'avait pas rang de Souverain Grand Sanctuaire (nom donné
aux Grands Loges dans le Rite Ancien et Primitif) et ne pouvait
donc pas fonder de nouvelles loges. Le texte de la patente berlinoise,
perdue, est connu par le compte rendu du convent de Juin 1908.
Il ne prévoyait pas la possibilité de créer
des organismes subordonnés (loges, chapitres, etc.).
BibliographieBAYARD, Jean-Pierre, La spiritualité de la Franc-Maçonnerie, Dangles, Paris, 1982. BONARDEL, Françoise, Lhermétisme, Presses Universitaires de France, Paris, 1985. CAILLET, Serge, Arcanes et rituels de la maçonnerie égyptienne, Guy Trédaniel, Paris, 1994. GALTIER, Gérard, Maçonnerie Égyptienne, Rose-Croix et Néo-Chevalerie, Le Rocher, Paris, 1989. GIUDICELLI DE CRESSAC BACHELERIE, Jean-Pierre, Franc-Maçonnerie et égyptologie, in Actualité de l'histoire mystérieuse. GOBLET D'ALVIELLA, Eugène-Félicien-Albert, Des origines du grande de maître dans la franc-maçonnerie, Guy Trédaniel, Paris, 1983. MALLINGER, Jean, Les origines égyptiennes des usages et symboles maçonniques, F. Planquart, Lille, 1978. MALLINGER, Jean, Les rites « égyptiens » de la Maçonnerie, in Inconnues Volume n°12, Lausanne, 1956. THE EQUINOX, Volume III, n°10, article In Memoriam, John Yarker. THE KNEPH, journal du Rite Ancien et Primitif, édité par John Yarker à partir de 1885. TILLETT, Gregory, The elder brother, Routledge and Kegan, London, 1982. VENTURA, Gastone, Les Rites maçonniques de Misraïm et Memphis, Maisonneuve et Larose, Paris, 1986. RemerciementsJe remercie particulièrement J.F. et F.M, qui mont permis daccéder aux documents concernant la nomination dHenry Meyer et les survivances du Rite Egyptien dans la Co-masonry, via les membres de la Société Théosophique. Ces informations semblent aujourdhui publiées pour la première fois en langue française. Je remercie également G.S et P.M pour la relecture critique de ce texte et leurs suggestions. |